Les cinquièmes participent au prix littéraire de L’AFPEAH, résultat du vote !
Les élèves de cinquième ont choisi d'accorder leur vote à la nouvelle "Chère Marie", sur le thème de la réécriture du mythe d'Icare.
Nous vous invitions à la découvrir. Nous attendons avec impatience le résultat du vote final !
27- Chère Marie
Nancy, le 10 janvier 1920.
Chère Marie,
Ces quelques lignes sont écrites à l’encre de mes regrets. Si seulement j’avais trouvé le courage des paroles que j’aurais dû te confier au coin du feu et qui m’auraient délivré du fardeau que j’ai sur le cœur depuis trop longtemps...
En l'an 1914, je fus appelé à servir mon pays. J’avais alors trente-deux ans. Envoyé à Verdun, je me retrouvai dans les tranchées creusées par mes frères auparavant. Dans ce labyrinthe souterrain, je fis la rencontre d'Isaac. Un jeune homme de vingt ans, intrépide et qui n'en faisait qu'à sa tête. Quand nous partions au front, il faisait fi des consignes et se fiait essentiellement à son instinct, ce qui avait tendance à m’agacer car, comme tu le sais, je suis plutôt prévoyant et rigoureux. Isaac s'égarait souvent et, par la même occasion, perdait régulièrement ses affaires.
Notre rencontre l'illustre assez bien. Une matinée où les obus tombaient, le gaz se répandait dans nos murs et les alarmes sonnaient. Alors que j’enfilais mon masque, je vis un de mes compatriotes s'étouffer sur le sol, le visage sans protection. Par chance, mon caractère prudent m’avait incité à me munir constamment d’un deuxième masque : je le lui plaçai sur la tête et lui sauvai ainsi la vie. Quand, le calme revenu, il me remercia, je lui demandai pourquoi il n’avait pas son nez de cochon. Il me répondit avec indifférence qu'il l'avait égaré... Ce fut l’acte de naissance de notre improbable amitié ! Lui, jeune et fougueux, qui avait soif de liberté et qui regardait toujours le ciel avec une telle avidité, et moi, les pieds sur terre, qui le raisonnait, tentais de tempérer ses ardeurs et l’encourageais à accepter notre sort peu enviable et à attendre des jours meilleurs. Les opposés s’attirent, comme tu l’as souvent souligné à notre sujet aussi. D’ailleurs, Isaac te ressemblait beaucoup.
Un jour, alors que nous discutions en cassant la croûte, il éclata en sanglots. Il n’en pouvait plus que l'on vive comme des rats dans la boue et, sachant que j’étais géomètre, il me supplia d’étudier le terrain afin d’élaborer un plan d'évasion. Déserter ! Tu connais mes convictions patriotiques et mon sens du devoir : je fus horrifié et déçu de l’entendre prononcer ces paroles. Sans parler de la prise de risques, qui me semblait inconsidérée ! Je tentais évidemment de pondérer son désir par des propos tant moraux que raisonnables mais plus j’assénais mes arguments, plus son regard s’envolait haut vers les cieux et plus ses paroles battaient des ailes à un rythme si vertigineux que, je dois bien te l’avouer, Marie, soit qu’Isaac ait fini par me convaincre soit de guerre lasse peut-être, j’acceptai de l’aider.
Depuis cette promesse, à chaque fois que nous avions quelques minutes de liberté, nous échafaudions notre projet. La perspective d’une évasion permettait en quelque sorte à Isaac de rester joyeux : c’était son soleil. Nous savions désormais par où nous pouvions nous enfuir. Nous avions convenu que nous attendrions un moment d’assaut de nos ennemis pour sortir des tranchées et ramper jusqu’à la forêt, qui se trouvait à quelques kilomètres de là. Nous y resterions à couvert le temps qu’il faudrait et rentrerions chez nous.
Un après-midi, les Allemands nous attaquèrent. À travers le bruit des balles, j’entendis alors distinctement prononcer mon nom. Daniel, Daniel, Daniel... C'était aujourd'hui. Je l’accompagnai dans le dédale des tranchées jusqu’à l’endroit qui, d’après mon étude du terrain, était le plus propice à l’évasion. Là, je lui dis : « Isaac, je ne peux pas t’accompagner. Ma place est ici, à me battre pour la patrie. Vas-y seul : c'est ton rêve, pas le mien. » Il acquiesça : je pense qu’il avait compris depuis longtemps que nos destinées nous sépareraient au moment de l’Envol, comme nous appelions notre plan.
Isaac se faufila sous une poutre et s’apprêtait à sortir de la tranchée quand je lui adressai mes dernières paroles, les mêmes que bien des fois auparavant : « Rampe bien jusqu'à la forêt. Ne te relève pas avant. Ne l’oublie surtout pas ! Rampe à plat ventre, te couvrant de boue et ne te relève pas... » Un obus éclata non loin de nous. Je le vis alors partir sans se retourner.
Deux jours plus tard, notre bataillon reçut une missive du général, nous avertissant que la désertion serait punie de mort. Pour nous en dissuader, les noms des soldats morts fusillés après un essai étaient inscrits à la fin de la lettre. Isaac Durand. Son nom jaillit du courrier comme une balle et m’éclata en plein visage. Aucune information sur les circonstances de sa mort n’était mentionnée.
Juste son nom, à côté du substantif « déserteur ». J’étais persuadé qu'il s'était relevé trop tôt et je me sentis tout d’un coup profondément naïf : comment aurait-il suivi mes conseils jusqu’au bout, lui qui n’a jamais obéi aux ordres de personne ? Comment avais-je pu accepter de l’aider à commettre un acte non seulement insensé, irréalisable mais qui allait à l’encontre de mes principes ? Par mon étourderie, j’avais envoyé mon ami vers une mort certaine. Je fus submergé d’un mélange de tristesse et de remords, qui ne m’ont plus jamais quitté.
Ma douce Marie, je ne peux plus vivre avec cela sur la conscience. Pardonne-moi de t’avoir caché cet épisode peu glorieux de ma vie. Pardonne mes crises de mélancolie, cette peine que tu percevais souvent chez moi et que tu as inlassablement consolée sans me poser de questions. Pardonne-moi de t’abandonner. Je t'aime à la folie, tu m’as permis de rester en vie jusqu'à aujourd'hui. Dis à ma mère que je l'aime et n’oublie pas d’être heureuse malgré tout.
Adieu ma bien-aimée,
Daniel, ton époux adoré